La nuit était tombée sur Eldoria depuis quelques heures déjà lorsque Ambre passa les portes de la ville. L'armurière s'arrêta un moment pour confier les rênes d'Ishtar, son vieil étalon, à Savinien. L'apprenti savait qu'il avait à s'occuper de l'animal et des armes qu'il transportait avant d'aller dormir, à moins d'encourir la colère de son irascible patronne.
Elle ne s'attarda donc pas et disparut d'un pas rapide dans l'une des nombreuses ruelles veinant la ville. La neige avait du tomber dans la journée mais il n'en restait qu'une boue sale, grisâtre, traîtresse aux pieds sur les pavés de pierre.
Il avait du y avoir des chutes dans la journée et les guérisseurs se coucheraient tard ce soir là ce qui, à vrai dire, indifférait Ambre. Si les gens étaient assez idiots pour ne pas se chausser en conséquence quand le froid arrivait …

Il lui fallut moins d'un quart d'heure pour arriver à destination. L'enseigne branlante du crapaud brûlé menaçait, comme depuis trois ans, de dégringoler sur la tête du malchanceux ivrogne qui stationnerait en dessous et l'odeur de la taverne imprégnait la venelle à dix mètres à la ronde. La fragrance, douceâtre, de graisse rance, d'alcool et de peau mal lavée ne désignait pas l'endroit comme un lieu très prisé et c'était l'une des raisons qui en faisait l'une des tavernes favorites d'Ambre.
La jeune femme poussa la porte de vieux chêne, non sans avoir battu la semelle des ses bottes auparavant et les effluves du lieu emplirent ses narines sans plus n'être atténuées par l'air extérieur.  La chaleur de la cheminée permettait aux odeurs de s'exhaler mais celle ci restait néanmoins bienvenue après la froidure des nuits qu'elle venait d'affronter. Les rires et les éclats de voix étaient en revanche inopportuns. Qu'importait ! l'armurière se conduisit comme il était de bon ton de le faire en ces lieux. Elle les ignora.  Les soudards ne prêtèrent pas plus attention à la nouvelle venue et aucun d'entre eux n'avait l'odorat assez fin pour remarquer la fragrance soufrée qui s'engouffra soudainement dans l'établissement. Les remugles de la taverne eurent d'ailleurs tôt fait de recouvrir cette odeur inhabituelle.

D'un signe de tête l'habituée se signala au patron puis elle s’arrogea la dernière table restée libre, au fond, près de l'âtre fumant.
A peine eu-t-elle le temps de rejeter en arrière l'ample capuche de sa cape sombre, libérant la masse rebelle de sa tignasse rousse, et de s'installer en soupirant sur l'une des trois chaises de bois qu'Aldénard lui servait déjà un verre – vide – et une bouteille d'eau de vie – pleine.

« Tu mettras ça sur ma note »

Les yeux d'absynthe ne s'étaient même pas relevés pour remercier le patron et la voix de contralto, sans être désagréable, laissait sourdre une lassitude profonde. Aldénard connaissait assez bien sa cliente pour ne pas s'en offusquer. Il nettoya sommairement la table d'un coup de chiffon et y déposa les consommations avant de s’éclipser.

Alors seulement Ambre s'autorisa à souffler. La route avait été longue cette fois ci et elle n'avait pas songé que le col qu'elle avait prévu d'emprunter fusse bloqué par la neige si tôt dans la saison. Bien que ne l'ayant pas laissé paraître, elle avait bien vu le soulagement illuminer le regard de Savinien. Voici deux jours déjà qu'elle aurait du être rentrée, le petit s'était certainement inquiété.
Après avoir précautionneusement posé ses pieds bottés sur la seconde chaise, la plus proche de la chaleur des flammes, l'armurière ôta ses lourds gants de cuir avant de dénouer un bandage sommaire puis de soulever précautionneusement la manche déchirée de sa chemise. Elle du étouffer un grognement de contrariété lorsqu'elle rouvrit les plaies en écartant le tissu imbibé de sang séché. Elle avait sous estimé l’étendue des dégâts.

Ce coup ci elle ne s'était pas ratée, mais dans son malheur la meurtrissure était nette. Approchant son nez de son avant bras elle renifla sa blessure et fut rassurée par l'odeur propre du sang. Elle avait donc échappé à un empoisonnement du sang et si les chairs à vif n'étaient pas belles à voir du moins n'arboraient elle pas le rouge malsain des blessures infectées.


Elle en serait donc quitte pour quelques travaux de couture en rentrant chez elle, et le plus tard serait le mieux. Pour l'heure il était grand temps de s'anesthésier.
C'est d'une main assurée qu'Ambre attrapa la bouteille bouteille pleine avant de se servir un grand verre du liquide translucide. Elle avala l'eau de vie ainsi versée en trois lampée, avant de rejeter la tête en arrière, yeux fermés, savourant le brûlure de l'alcool le long de sa trachée.

Un bruit inhabituel la sortit cependant de sa quiétude et c'est un regard minéral qui fusilla le nouveau venu.

(RP ouvert)

Le son qu’égrainait la mandoline ne suffisait à couvrir la clameur de la taverne, bondée comme souvent. Les doigts cessèrent de jouer dans l’indifférence la plus totale et un petit soupir s’éleva. La musicienne d’ombres vêtue laissa déambuler son regard : autour d’elle, tout n’était que saleté ou rires gras, lorsque l’alcool ne faisait pas ses offices… Un bien piètre public pour son art qu’elle s’acharnait toutefois à braver depuis deux jours. Pourquoi ? Elle ne savait pas vraiment. Peut-être que la perspective de reprendre le chemin en ce temps maussade expliquait cela… ? Peu importait au final : elle s’en irait lorsqu’elle le souhaiterait sans plus de raison à ce geste, ainsi qu’elle était venue. Par la petite porte.
Ceci dit, une sourde lassitude la gagnait. Alrun détendit son cou avec une grimace – qui la regardait de toute façon ? – puis se décida à quitter son perchoir sur lequel elle était juchée depuis déjà trois heures. Ses jambes étaient quelques peu ankylosées, ce qui rendit son maintient incertain –et manqua de la faire chuter dans la fosse aux ivrognes, depuis son estrade. Elle s’appuya sur le mur. Se stabilisa. Un geste de la main à l’attention du gérant et elle mit ainsi fin à sa prestation.
D’une certaine manière, elle savait que ce genre de bâtiments n’avait nul besoin de saltimbanques ou de ménestrels pour égayer l’ambiance en tout temps allègre, faute à l’alcool. Toutefois elle se plaisait à y venir côtoyer tant de spontanéité lorsque le reste du monde se complaisait dans les faux-semblants et les masques… Et tant pis si le salaire se faisait maigre au vu du nombre d’heures qu’elle faisait.
Pour dire les choses en quelques mots, cela la détendait. Les émotions étaient simples : passion, joie, doute, tristesse, fatigue. Elle les lisait aisément sur ces visages jeunes ou vieillis par le travail d’un dur labeur. Et… Elle voulait les distraire. Leur faire oublier l’instant d’une ballade leurs problèmes. Car si la boisson œuvrait tout aussi efficacement, elle ne faisait que noyer leur esprit sans les apaiser cependant – et dégrisés, le malheur reviendrait au triple galop.
Alrun fronça les sourcils. Elle était belle cette résolution mais en attendant, il eut fallu qu’on l’entende déjà…

Soupirant une seconde fois, son regard mordoré avisa l’unique table où toutes les places n’étaient pas prises. Elle se situait pour son plus grand bonheur près de l’âtre, où elle pourrait bénéficier d’une lumière tamisée pour s’occuper de son instrument. Cependant, une femme, une rousse à la chevelure flamboyante, y était déjà installée.
Alrun resta là, au pied de l’estrade, à l’observer. Elle l’intriguait. Son dos solitaire dégageait une impression tout autre que celle des clients. Cette femme n’était pas venue pour noyer ses problèmes dans l’alcool bien qu’elle consommait cette boisson. Quoi donc, alors ? La réponse vint clairement lorsque la mandoliniste avisa le bras blessé. Puis ses yeux aperçurent la paire de gants, la lourde cape, les hautes bottes. Une voyageuse ? Une commerçante ?

A mesure qu’elle la regardait, sa curiosité s’enflammait ; bientôt, l’envie de voir le visage de cette femme devint une irrépressible envie. Aussi prit-elle ses effets et son courage, mettant de coté son brin de réserve et se porta à sa hauteur. Mais alors qu’elle réfléchissait sur une manière de l’aborder, l’autre fit un brusque mouvement, ce qui, en plus de la surprendre, la fit reculer promptement ; les cordes de la mandoline tintèrent et deux prunelles pers la fixèrent sans chaleur.

« Bonsoir, lâcha Alrun en soutenant ses yeux verts. Si cela ne vous gêne, je prendrai place à votre table puisque celles-ci manquent. »

Un peu confuse quant à son manque de tact, Alrun vint tout de même s’installer en face de la rousse. Elle recula la chaise afin de pouvoir caler son instrument entre la table et ses genoux, avant de changer les cordes abimées… sans pouvoir s’empêcher de glisser de temps à autre un regard vers la femme.
Un beau visage, ainsi qu’elle s’y attendait. Franc, non sans fierté, avec des traits plaisants malgré des lèvres sèches. Joliment mis en valeur par la teinte chaude de sa chevelure. Une trentaine d’années qui l’épargnait encore des marques du temps, bien que l’on devinât où il allait laisser ses empreintes.
Alrun était songeuse. Elle finit de réparer sa mandoline qu’elle rangea aussitôt dans son étui, laissé contre le pied de la table.

« Puis-je faire votre portrait ? » fit-elle spontanément, avant de noter l’étrangeté de sa requête.

Mais elle aimerait tant l’étudier un peu plus, et cela ne lui était possible qu’avec un pinceau ou un crayon en main.

Le nouveau venu était en fait une nouvelle venue et le bruit inhabituel n'avait été autre que l'absence soudaine de musique. « Musique » n'était en général pas le terme adéquat pour qualifier les rebuts de barde qui venaient en général traîner leurs guêtres usées au crapaud brûlé. Ambre n'avait du coup pas vraiment prêté attention au fait que, pour une fois, le musicien savait tirer des accords juste de son instrument mais le calme suivant les dernières notes avait averti son oreille à la dissonance soudaine du silence.
Et bien entendu, elle les attirait, les musiciens et autres saltimbanques, comme si un étrange sixième sens leur faisait flairer la bonne histoire. A moins qu'ils ne soient les seuls à accepter de braver le froidure de son allure pour réchauffer leur carcasse auprès du feu.

L'armurière décida d'ignorer quelques instants le salut de l'inconnue, le temps pour elle de la toiser ostensiblement. La silhouette, bien que grande, était menue et point n'était besoin d’apercevoir les oreilles pointues pour deviner que ce visage finement ciselé était d'ascendance elfique. Cette race seule était capable de donner à ses enfants cette prestance gracile qui ne ressemblait en rien à de les fragilité. Les yeux eux même ne trompaient pas, lumineux et limpides, mais Ambre aurait cependant mis sa main au feu que le sang de la jeune femme qui lui faisait face n'était pas pur. De quoi était il mêlé ? Elle était bien incapable de le dire mais quelque chose en elle sourdait la bâtardise.
Il était aussi facile de deviner la précarité de la demoiselle que son ascendance. Les vêtements étaient bien coupés, pratiques, mais usés en certains endroits par le temps. La cape bleue avait du être choisie pour sa chaleur et la robe noire, passe partout, permettait de ne pas attirer les regards. Les bottes retinrent d'avantage l'attention de la jeune femme. Épaisses, faites de bon cuir, elles indiquaient la voyageuse qui ne craignait pas d'affronter les chemins pour gagner son pain. Ambre n'aimait pas particulièrement les musiciens, ils étaient bien trop nombreux à écorcher ses oreilles, mais elle respectait ceux qui refusaient de se faire entretenir et préféraient garder leur liberté même si le prix à payer était la pauvreté.

« Que cela me gène ou  non, j'ai l'impression que tu ne me laisseras pas vraiment le choix »

La voix grave se fit un peu rauque en fin de phrase comme si sa propriétaire n'avait pas eu à prononcer de tirade aussi longue depuis plusieurs jours.
Ambre n'esquissa cependant pas un geste pour exprimer son désaccord se contentant d'observer la musicienne s'occuper de son outil de travail. Au moins la petite prenait elle soin de son gagne pain, ce qui était digne de respect aux yeux de la guerrière. Une épée mal affûtée lâcherait son propriétaire tout aussi sûrement qu'un instrument mal accordé.

Elle avait eu le temps de se servir un second verre et de l'avaler tout aussi prestement que le premier avant que la mandoline ne fut rangée dans son étui. L'armurière s'attendait à ce que sa compagne de tablée commande une boisson pour se rafraîchir le gosier aussi fut elle surprise par sa demande.
Surprise était un faible mot, elle en fut interloquée. La demande, aussi saugrenue que maladroite la prenait au dépourvu et Ambre fronça les sourcils avant d'attraper la bouteille pour boire trois longues lampées au goulot. Puis elle s'essuya délicatement les lèvres avec sa manche gauche, celle qui n'était pas raidie de sang, et secoua lentement la tête de droite à gauche en une dénégation franche.

« Non »

La chaleur des flammes commençait enfin à traverser le cuir tanné de ses bottes et Ambre sentait une tiédeur bienvenue irradier ses orteils. C'était cela, ou peut être la jeunesse de son interlocutrice, qui la décida à ne pas s'enfermer immédiatement dans son mutisme ordinaire.

« Tu ne tirerais pas trois sous d'un tel portrait, te fatigue pas gamine »

Une grimace de dégoût tordit la bouche de l'armurière, alors même qu'elle attrapait au vol le bras musclé d'Aldénard, passant à portée de leur tablée.

« Dis tavernier, la gosse a bien du gagner le droit de boire, à divertir tes soudards. Sers lui quelque chose de léger et épargne nous la cochonnerie que tu réserves d'ordinaire aux rimailleurs »

La voix de contralto se dérouillait au fur et à mesure que les mots passaient la barrière des lèvres d'Ambre et perdait sa raucité, sans gagner pour autant une once de chaleur.

« Je ne crois pas t'avoir déjà entendue ici, je m'en serai souvenue. Tu es nouvelle en ville ? »

Alrun laissa échapper un long soupir déçu. Ce visage atypique, elle aurait tant voulu l’esquisser… Elle avait eu le temps de mieux le détailler depuis, et l’appréciait de plus en plus, malheureusement : cette arcade sourcilière nette, ce regard oscillant entre songerie et ardeur, ces épaules qu’elle devinait finement musclées… Mais son dépit fut rapidement balayé lorsque la rousse vint expliciter la raison de son refus. Car en effet, la sang-mêlé ne comptait pas l’utiliser en tant que modèle afin d’espérer que sa bourse s’alourdisse. Au contraire. Elle avait juste la fâcheuse envie de retranscrire ce qu’elle voyait sur le papier, pour la comprendre. Toutefois, il lui était impossible d’argumenter là-dessus : son interlocutrice ne lui semblait pas tant encline à partager ses pensées.
Elle soupira une nouvelle fois, faute de pouvoir s’exprimer.
Et toute sa fatigue vint la vêtir.
Drôle d’expression, pensa-t-elle, mais c’était la plus juste ; son corps engourdi sentait le poids de cette lassitude avec force de même que son esprit réclamait le calme, étouffant sous sa moiteur.

Alrun posa ses bras sur la table, laissant reposer son menton dans leur creux – sa tête la lancinait quelque peu et ses doigts restaient gourds à cause de sa prestation. Comme à chaque fois. Elle leva une main à hauteur des yeux. De nouveaux cals ne tarderaient à apparaître entre les cicatrices et les plaies encore roses, là était le lot commun aux musiciens. Mais cela lui procurait une joie douce puisqu’elle devenait de plus en plus douée… bien que sa raison n’y trouvât point d’intérêt. Elle n’aspirait pas à la célébrité après tout, donc pourquoi se réjouir ?
Songeuse, elle joua des doigts avant de regarder la rousse au travers.
Et elle ? Son esprit était-il aussi contradictoire que le sien ? Ou était-elle la seule entravée de pensées illogiques ?
Avec ces questions se renforçait le désir de dessiner cette femme.

« Pas d’alcool, souffla-t-elle clairement à l’adresse du tavernier que la rousse avait arrêté. Un grog s’il possible. »

Ses yeux dorés restaient fixement là, à détailler encore et encore celle qui lui faisait face. Elle inscrivait dans sa mémoire chaque trait, chaque ride prématurée, chaque recoin laissé à sa vue, et tant pis si sa stabilité mentale pouvait paraître bancale. C’était plus qu’indiscret et impoli, cependant Alrun n’était personne à se préoccuper de ce que l’on pensait d’elle. Alors… Elle la regardait.
La musicienne ne changea ni de position ni d’expression lorsqu’elle répondit à la question posée. Etait-elle nouvelle en ces environs ?

« Non. Je suis déjà venue, il y a quelques années. Peut-être ai-je des raisons de croire que je me suis améliorée, si ma musique ne vous est familière… (Elle sourit) Bien que je ne pense vous avoir rencontrée. Votre oreille doit être bien fine pour différencier le jeu instrumental de musiciens. »

Elle se serait rappelée de ce visage. Comme bien d’autres qu’elle put ou eut l’envie de dessiner.

« Je suis Alrun. Artiste itinérante. Déambulant entre ruelles sombres et demeures bourgeoises. »

Pourquoi lui fournir tant de précisions ? Elle ne le savait vraiment, mais fidèle à ses habitudes, elle parlait de manière spontanée… Puis, qui sait, cette femme pourrait ainsi envisager de lui dévoiler quelques facettes de sa personne ?

« Ma mère aimait la musique, elle nous obligeait à donner le gîte et le couvert à tous les gratteurs de corde qui tapaient à la porte. A la longue nous avons bien été forcés de nous faire une oreille »

Ambre leva les yeux aux ciels et étouffa un grognement, se rappelant à quel point certains des bardes qu'elle avait écouté étaient mauvais. Il y en avait eu des excellents, aussi, de vieux conteurs férus d'histoires, des hommes que le temps avaient du emporter dans ses filets depuis des années maintenant...
Les femmes ne faisaient que rarement le long voyage menant aux frontières nord du royaume et celle ci devait encore courir dans les jupes de sa mère lorsqu'Ambre avait quitté les siens. Elles ne pouvaient donc pas s'être rencontrées à moins de s'être croisées sur les routes. Mais l'armurière ne l'aurait point oublié.

L'attitude de la musicienne, la manière insistante qu'elle avait de la détailler de ses yeux clairs n'était pas pour mettre la rousse guerrière à l'aise. Ses lèvres se pincèrent alors qu'elle se renfonçait sur sa chaise prête à demander ce qui, dans son visage, provoquait un si grand intérêt.
Aldénart revint à point nommé pour apporter le grog demandé, auquel il avait ajouté un bol de ragoût et une grosse tranche de pain. Le regard bleu-gris du tavernier passa de l'une à l'autre, comme étonné de voir quelqu'un s'attarder à la table de son habituée la moins loquace et il semblait sur le point de dire quelque chose quand un soldat l'appela à trois tables de là.

Ambre profita de cette diversion pour juguler son irritation. Elle rabattit tranquillement sa manche sur son bras blessé, bras qu'elle laissa reposer sur ses cuisses, avant de se servir une nouvelle fois à la bouteille.

« Et pourquoi t'es tu arrêtée au Crapaud ? D'habitude les gens de ton talent vont dans d'autres tavernes, ou ils sont bien mieux rémunérés. »

Désignant le tavernier occupé d'un geste du menton, elle poursuivit

« Aldnéart n'est pas un mauvais bougre, mais il n'a tout simplement pas les moyens d'engager de bons bardes. »

Puis le regard aux reflets de vitriol se posa une nouvelle fois sur Alrun. Cette fois ci la méfiance se disputait à la curiosité dans les iris changeantes et elle étudia la musicienne tout aussi scrupuleusement que celle ci venait de le faire avec elle.
Alrun ne ressemblait en rien à la clientèle habituelle du Crapaud : ni à ses troubadours, d'ailleurs. Elle était trop jeune, trop gracieuse, trop curieuse, trop douée aussi. Or les ménestrels peuvent faire, à l'occasion, de fort bons espions. Ambre chercha donc les détails cachés dans sa posture, tenta de trouver des endroits ou ses vêtements seraient trop lâches, ou trop serrés, prouvant qu'ils avaient été empruntés pour cette soirée et ne lui appartenaient pas. Aucun indice ne lui fut fourni aussi focalisa-t-elle son attention sur le visage de la musicienne avant de reprendre la parole

« Tu vois, les gens autour de nous ne sont pas tous des enfants de chœur. Si quelqu'un cherchait des informations pour trouver un hors la loi, il viendrait sûrement laisser traîner ses oreilles, et ses yeux, ici. Entre nous, ce serait une grossière erreur »

Souvent les gens qui se sentent démasqués laissent entrevoir une demi seconde la vérité avant de se recomposer une feinte assurance. Ambre attendait de voir s'il y avait un masque à faire tomber ou si Alrun était une personne de confiance, tombée par erreur au milieu des rustres qui composaient la clientèle essentielle de la taverne.

Alrun opinait de temps à autre aux propos de la rousse, non sans remarquer la sourde gêne que cette dernière éprouvait à être regardée aussi fixement, sans doute. Qui ne s’en agacerait pas ? Mais loin de s’en préoccuper, la musicienne continuait son observation. Et petit à petit, chaque recoin de ce visage venait s’inscrire dans sa mémoire…
Toutefois, elle suspendit un instant son examen lorsqu’un fumet attira son attention : son grog vint être servi, accompagné de ragoût et de pain. Si elle estimait en temps normal qu’il ne fallait se nourrir en dehors des horaires conventionnelles, Alrun fit malgré tout une entorse à cette résolution tant sa panse criait famine. Elle se sustenta alors, après avoir jeté un regard interrogatif à sa compagne de table. Le liquide chaud dévalant sa gorge lui fit un bien fou : il réchauffa peu à peu son corps et la soulagea de ses engourdissements acquis durant des heures de quasi-immobilité.

Quand la femme l’interrogea sur les raisons de sa venue en ces lieux, Alrun resta quelques instants à méditer, avant de répondre d’une voix posée. Elle ne témoigna ni surprise ni indifférence, juste une latente colère sous le couvert d’une apparente réflexion.
Elle avait bien sûr noté cette sourde menace sous entendue derrière les propos. Cependant, elle avait eu bien assez d’expérience en tant qu’artiste pour n’avoir fait les frais de la méfiance quasi naturelle envers les gens de sa condition. Saltimbanques comme ménestrels.

« Je ne sais pas. Nostalgie peut-être ? Curiosité ? Envie de changements ? (Elle haussa les épaules) Moi-même ne saurait vraiment le dire. Un mélange de tout cela, sans doute… »

Elle prit le temps de croiser son regard à son tour scrutateur avant de poursuivre :

« Il serait téméraire de le dire, mais je ne recherche en aucun cas le profit. Je suis une artiste qui a la prétention de pouvoir survivre avec ce qui m'est offert, que ce soit dans les ruelles les plus sombres que dans les bâtisses parées de dorures. »

Elle se retint d'expliciter ses propos.
Prendre plus de risques à trahir sa nature d'hybride ne lui vaudrait que des malheurs, que ce soit à cette femme ou à n'importe quelle autre personne. Et elle en avait déjà trop dit. Car s'il était propre aux artistes de fréquenter tous types de lieux, lesquels se vanteraient de trainer parmi la plèbe lorsque des personnes aisées pouvaient l'accueillir ? Autrement, elle avait un peu exagéré sur ses fréquentations ; il ne lui a été donné qu'une unique occasion de travailler pour un noble, enfin... c'était un détail.

« Et comme tout un chacun, je ne saurai point ne pas entendre ce qui se dit autour de moi... Mais pour ce qui est d'écouter, c'est là autre chose. »

Ceci explicitement dit, libre à son interlocutrice d’interpréter ses propos à sa convenance. Peut-être s’agissait-il d’une folie, mais au final, Alrun n’en avait cure : elle n’était personne à s’agacer aisément, néanmoins… Penser que les siens déliaient leur art dans le seul but de se faire de l’argent ou bien de nuire à autrui… Eh bien cela l’amenait bien souvent à rompre son masque de neutralité et son esprit relativiste.
Puis, sans se préoccuper de son interlocutrice, Alrun vint poser effrontément ses pieds sur le rebord de sa chaise, ensuite sortit de sa besace feuilles de vélin, planche en bois et bâtons de charbon ; la chaise légèrement inclinée en arrière, elle se mit à dessiner silencieusement.  Sur le papier reposant sur ses jambes se mêlaient courbes et lignes, pleins et déliés. Elle dessinait avec rapidité plus qu’assurance – jouait des doigts pour estomper, créer, effacer.

« Oserai-je avancer que, vous  non plus, n’êtes pas personne à fréquenter ? lâcha-t-elle au bout d’un moment avec un doux sourire. Ne prenez pas ombrage que je cherche à vous connaitre. Je ne sais même votre nom. »

Elle avait parlé sans lever les yeux de sa feuille, concentrée sur sa tâche – et lentement, les éléments devenaient un peu plus réels. Les ombres se plaçaient, le volume naissait. Et elle souriait.