Le fond de l'air était tiède pour ce début d'après-midi, excellent pour une petite promenade. J'adorais marcher, cachée sous ma capeline grise, invisible dans la foule, ordinaire et transparente pour les autres humains. J'aimais cette sensation de fatigue quand, au bout d'un moment, ma marche m'épuisait ; à ce moment-là, je m'arrêtais dans un endroit calme et joli, et je me reposais, mangeais un fruit ou buvait une gorgée d'eau. Et je me sentais vivre. Quoi de mieux ?

Alors que j'avançais, je remarquais sur ma gauche une jeune fille qui était en train de cueillir des fleurs en riant fort. De ces rires si cristallins et si profonds qu'ils donnaient envie de rire eux aussi. En voyant ma personne arriver, elle se mit sur mon chemin, posant ses grands yeux innocents sur moi, et me demanda si je pouvais bien l'aider. N'ayant rien d'autre à faire, et étant d'une nature serviable, j'acceptais et écoutais donc son récit.

▬ Un peu plus loin, par là-bas, existe un jardin où chacun peut aller. J’aimerais tellement pouvoir y cueillir des fleurs… Malheureusement, dans ce jardin poussent des plantes carnivores… Et je suis trop fragile pour leur résister… Est-ce que vous voudriez bien aller en cueillir pour moi, s’il vous plaît ? Je vous en serais éternellement reconnaissante, c’est mon rêve de pouvoir humer ces fleurs !

Des fleurs carnivores ? Je haussais les sourcils : quel genre de chose était-ce donc ? Mais ayant déjà accepté, je hochais la tête. Je vis son sourire innocent, plein de gratitude, sa physionomie montrant sa joie à l'idée de pouvoir enfin sentir les effluves de ces fleurs si bien gardées. Je m'éloignais donc dans la direction qu'elle m'indiqua, et finis par tomber sur l'entrée du jardin. Entouré de murets hauts de pierre rouge, l'entrée elle-même était une grille forgée surmontée d'une arche couverte de lierre fleuri. Rien n'indiquait ici le danger que pouvait représenter la flore à l'intérieur. J'y pénétrais donc avec méfiance, et ce fut comme si j'étais entré dans un flot de lumière verte. Un petit sentier allait de droite, de gauche, sous des frondaisons si haute qu'elle en cachait le soleil, ne laissant qu'une pâle lueur d'un vert tendre. Les odeurs qui se dégageaient des fleurs étaient fortes, d'autant plus pour mon odorat animal ; sucrées, musquées, suaves, les odeurs étaient différentes, et je sentis effectivement tout mon corps se détendre en reniflant. L'endroit était paisible, et j'aurais presque été tentée d'y rester pour me promener si du bruit ne m'avait pas alertée.

▬ Grands Esprits, est-ce donc cette plante-là ?

Je m'étais approchée du sentier, et devant moi, à quelques dizaines de mètre plus loin, se trouvait côte à côte le carré de fleurs le plus charmant qu'il m'ait été donné de voir, et le carré de fleurs les plus bizarres et les plus effrayantes que je n'eus jamais vu. A droite, le parterre était coloré, et il exhumait des odeurs si charmantes que j'aurais voulu m'y plonger et ne jamais en sortir ; à gauche, la terre était humide, sombre comme la nuit, et il en sortait trois tiges épaisses comme un bras et dont la fleur semblait plus animale que florale. Une tête aplatie aux mâchoires végétales ornées de crocs qui ressemblaient davantage à ceux d'un loup que les pétales d'une plante. Méfiante, je pris un caillou et le lançais ; les plantes surgirent, et se jetèrent dessus comme une seule entité. Elles étaient longues, grandes et de toute évidence fortes, car l'une d'elle réduisit la pierre en morceaux. Mais qui avait eu l'idée de mettre de telles plantes ? Etaient-elles les gardiennes du parterre des fleurs paradisiaques ?

Je fis le tour, n'ayant aucune envie de me retrouver coincée près de ces choses, mais je réalisais bientôt que ce n'était pas le seul parterre de plantes carnivores. Je voyais des insectes plus gros que la moyenne s'engluer dans leurs gueules ouvertes, et elles avaient apparemment un poison collant et gluant comme salive. J'en frissonnais. Je parvins au parterre de fleurs colorées, que j'avais découvert en premier, et m'abaissant pour ne pas qu'on me voit, discrète, je cueillis quelques fleurs pour la petite fille. Un bouquet, aux multiples teintes, et aux odeurs comme un pain sortant du four, sucrée, suave, voluptueuse, dignes d'un parfum. Je sortis en courant de ce jardin si étrange, non sans tomber et rouler sur des racines sortant de terre. Une des plantes carnivore mâchouilla le bout de ma cape, et le déchira ; j'eus un grognement mécontent mais ne m'en sauvais que plus rapidement.

Je retrouvais la jeune fille et lui offris le bouquet. Voir ses yeux s'agrandir de surprise et d'étonnement, l'entendre renifler avec joie les odeurs délicieuses était une vraie récompense en soi.

▬ Tu as bien fait de ne pas y aller, les plantes carnivores sont de vraies horreurs, dis-je en riant, et la jeune fille me remercia à effusion, portant le bouquet à ses narines, le serrant contre elle comme un enfant.

Finalement le bonheur d'aider quelqu'un était la plus belle des récompenses.