« L'enfant de la vengeance »
Il y a un temps pour tout. Un temps pour manger et dormir, un temps pour travailler et jouer, un temps pour vivre et mourir. Et puis il y a un temps pour être libre...1) Le temps de la haine. Je le haïssais.
Je le haïssais comme rarement j'avais déjà haï quelqu'un.
Pourtant de par ma condition d'esclave, j'avais eu de nombreuses occasions de détester les hommes. Quoique les femmes n'étaient pas forcément mieux... Ça dépendait des cas. Ma maîtresse actuelle par exemple : douce, gentille, en un mot petite chose fragile qui illustrait à la perfection l'expression « trop bon trop con. » Mais par ailleurs, elle faisait preuve d'une grande justice et équité dans ses actes ; son cœur tendre avait su toucher le mien, devenu sec et stérile à force de mauvais traitements.
Oui, elle avait su gagner mon respect et je lui vouais une dévotion sans faille. Voilà pourquoi je ne pouvais pardonner à ce vil mâle en rut de lui avoir fait espérer un amour qu'il n'était pas prêt à lui donner. Je l'avais prévenue pourtant ! Je l'avais senti venir à des kilomètres à la ronde ce coureur de jupons ! Mais elle croyait pouvoir le changer, croyait innocemment à ses mensonges mielleux. Lui l'épouser ? Ah ! La naïveté de ma maîtresse confinait parfois au stupide !
Ce n'était néanmoins pas une raison pour excuser le mal qu'il lui avait fait. Je revoyais encore ma pauvre dame tenter de se jeter du haut de son balcon, sentais encore ses larmes tremper mes vêtements tandis que je lui caressais les cheveux dans un geste apaisant.
« Voulez-vous que je vous venge ma dame ? »
Elle m'avait regardée de ses grands yeux enfantins noyés de larmes, avant de hocher timidement de la tête. Mon regard s'était durci et un plan s'était tissé dans mon esprit.
Oui, cet elfe allait payer cher, très cher.
*********
Le loup est fondamentalement un prédateur. Il traque et accule sa proie avant de fondre sur elle. Je n'étais pas différente de l'animal dont j'étais issue. Et quoi de plus délectable que de prendre un coureur de jupons à son propre jeu ? Je caressais le poupon enfoui au creux des couvertures, avant de me glisser dans ses appartements.
« Bonsoir Calaën. » L'elfe sursauta et activa sa magie. Ses yeux s'agrandirent de surprise en me voyant et sa bouche s'ouvrit et se ferma dans une mimique très comique : on aurait dit un poisson hors de l'eau quémandant de l'air.
« Lu-luna ?
- En chair et en os ! raillai-je.
- Mais où, comment ?
- Ma maîtresse a décidé de partir quelques temps à la campagne pour se ressourcer. Après une peine de cœur, quoi de plus normal ? sifflai-je en m'appuyant négligemment à la porte. » Il fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour répliquer mais je lui coupai l'herbe sous le pied.
« M'as-tu recherchée ? Ou bien t'es-tu consolé dans les bras d'une autre ?
- ….
- Ton silence est éloquent ! ricanai-je. Et dire que j'étais ''spéciale'' et que personne ne pourrait me remplacer, jamais. Mon pauvre Calaën, on dirait bien que n'importe quelle garce t'ouvrant ses cuisses est spéciale à tes yeux !
- Comment oses-tu... commença l'elfe, outré, en serrant les poings.
- Oh mais loin de moi l'idée de te juger mon cher ! le coupai-je en m'avançant vers lui, un sourire carnassier étirant mes lèvres. J'ai même un cadeau pour toi ! » Je lui fourrai le bébé dans les bras et il écarquilla les yeux. Il donnait l'impression d'avoir percuté un mur et s'en était tellement comique que j'éclatai de rire. Ses yeux s'étaient assombris sous l'effet de la rage qui l'envahissait et ses prunelles me transperçaient.
« Quel spectacle attendrissant ! m'écriai-je en feignant l'émerveillement. Il n'y a rien de plus beau que la réunion d'un père et de sa fille !
- Espèce de garce ! rugit le traître en levant une main menaçante. » Un courant d'air me projeta violemment contre un mur, puis contre un autre, encore et encore jusqu'à ce que chacun soit marqué d'écarlate. Je sentis mes côtes se briser les unes après les autres et mon propre sang envahir ma bouche pour se répandre sur ma cage thoracique qui se soulevait à intervalles irréguliers.
Une paire de jambes se posta devant mon nez et je fis l'effort de redresser le menton pour regarder cet être que je haïssais. J'esquissai un maigre sourire en pensant qu'en une seule nuit, j'avais réussis le tour de force de lui voler non seulement sa fierté mais aussi sa crédibilité aux yeux des autres. Personne dans cette ville ne marchanderait plus avec un être qui s'était accouplé avec une hybride. Et les siens ne le considéreront pas mieux. Pour une nuit de plaisir, il venait de sacrifier sa réputation, sa fortune et de ternir le nom de sa famille pour l'éternité.
Toutefois ce n'était pas assez, j'avais encore une dernière chose à lui prendre.
« El-elle s'ap-pelle Louha. haletai-je.
- Ce n'est pas ma fille ! hurla-t-il en me donnant un coup de pied dans le ventre, m'arrachant un cri de douleur. Ce n'est pas ma fille ! » Il répétait inlassablement cette phrase en martelant chacune par un nouveau coup. Je crois bien que je perdis conscience à un moment car lorsque j'ouvris à nouveau mes paupières boursouflées, il me tenait par le col, penchée au-dessus du vide.
« Une dernière volonté ? demanda-t-il d'un ton cinglant. » Je souris. On y était...
« Occupe-toi de notre fille. soufflai-je. » Le félon ouvrit la bouche, suffoqué de s'être fait ainsi piéger par un vulgaire animal. Je souris de nouveau alors qu'il acquiesçait. Un elfe ne trahit jamais une promesse, et son honneur était tout ce qui lui restait à présent.
Je venais de lui prendre sa liberté.
Il avait tout perdu.
« Très bien. grinça-t-il entre ses dents. » Puis il ouvrit les doigts.
Personne ne lui demanda jamais de compte pour l'hybride retrouvée morte en bas de chez lui. Après tout, qui défendrait une hybride qui se faisait tuer par le maître des lieux alors qu'elle s'était introduite chez lui ? Tant pis. Tant mieux...
*********
Je la haïssais.
Je la haïssais, comme rarement j'avais déjà haïs quelqu'un.
Elle et ses grands yeux verts veinés de jaune ; elle et sa queue de louve qui battait l'air de joie lorsqu'elle me voyait ; elle et ses oreilles d'elfe souillées de poils lupins ; elle qui portait mon sang. Car je ne pouvais nier que cette enfant était de moi : plus elle grandissait et plus elle me ressemblait.
D'ailleurs la voilà qui s'amenait la queue entre les jambes. En plus d'être une enfant non désirée, elle avait l'audace de vouloir s'imposer dans mon lit la nuit !
« Papa. appela-t-elle d'une toute petite voix craintive. » Je fis semblant de ne pas l'entendre. Tout allait de mal en pis depuis que je l'avais prise sous mon aile : j'avais perdu mon monopole auprès des humains avec qui je commerçais, mes confrères m'évitaient et pour couronner le tout, plus aucune femme ne m'approchait ! J'avais tout perdu par la faute de sa traînée de mère ! Sa vue m'était insupportable, sa voix crissait comme des ongles sur un tableau noir ; en fait, sa seule présence m'était insoutenable. Et malgré ma froideur, l'idiote s'entêtait à me suivre où que j'aille ! Était-il si compliqué de comprendre que je ne voulais PAS d'elle ?!
Alors lorsqu'elle revenait à l'assaut, je choisis de déverser une bonne fois pour toute cette amertume accumulée depuis 6 ans déjà :
« Va-t-en ! Tu n'as rien à faire ici et je ne suis pas ton père !
- M-mais...
- Tu n'es rien de plus qu'une nuisance ! Ma vie se portait bien mieux quand tu n'existais pas ! De toute façon je n'ai jamais désiré t'avoir ! » Ses grands yeux s'emplirent de larmes et elle s'enfuit en pleurant. Bon débarras !
*********
2) Le temps de se battre. J'ouvris la porte de ma chambre à la volée et me jetai sur mon lit, déversant des torrents de larmes tandis que les mots de mon père résonnaient en boucle dans ma tête. Pourquoi était-il si méchant avec moi ? Qu'est-ce que j'avais fait ? Je grimpais aux arbres aussi bien que Lisfaël et je courais aussi vite qu'Ilindil alors, qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ?
Me relevant, je m'approchai du miroir au-dessus de la cuvette d'eau en porcelaine pour me regarder. C'était parce que mes cheveux étaient ondulés et plus blonds que les siens ? Je tirai sur une mèche et l'observai à la lumière de la lune : je les avais pourtant laissés pousser pour lui ressembler. Demain je me les teindrais pour qu'ils soient plus clairs. C'était peut-être à cause de mes yeux ? Mais ils étaient aussi verts que les siens. Mes dents alors ? Deux d'entre elles étaient un peu pointues mais c'était pas aussi grave que ça, si ?
Puis mes yeux s'arrêtèrent sur mes oreilles. Un peu plus larges que celles des autres elfes, elles étaient recouvertes d'un duvet blond comme mes cheveux. Je les agitais en souriant, et me rendis compte que les autres elfes ne faisaient pas ça. C'était parce que j'étais à moitié louve que les autres ne me parlaient pas ? Que papa ne m'aimait pas ?
Le désespoir m'envahit et je me pelotonnai sur mon lit en pleurant tellement j'étais triste. Qu'est-ce que je pouvais faire pour que mon papa m'aime ? Il ne m'aimerait jamais si je continuais à ressembler à une louve, alors je cacherais mes oreilles et ma queue. Et puis j'apprendrais à mieux chanter, à mieux chasser, je suivrais même les cours en cachette et je deviendrais super forte pour qu'il soit fier de moi !
*********
Alors que je me promenais dans les allées du parc, j'entendis des rires enfantins ainsi que des cris venir de derrière un bosquet. Je souris en pensant que décidément, la nouvelle génération se portait bien et promettait de jeunes elfes vigoureux et forts. De nouveaux rires et cris, l'un de douleur cette fois, piquèrent toutefois ma curiosité et je m'approchai furtivement pour voir quel jeu pouvait bien être aussi bruyant. Quatre gamins, trois garçons et une fille, se passaient un livre tandis qu'une autre courait de l'un à l'autre pour le récupérer. Mes sourcils se froncèrent lorsque je reconnus la malheureuse victime de ce jeu cruel : ma ''
fille''.
Évidemment ! Il ne pouvait en être autrement. Avec un soupir de lassitude, je m'apprêtais à faire demi-tour lorsqu'elle effectua un bond d'une grande agilité et saisit son livre en plein vol. J'en restai pantois, tout autant que les enfants, mais celui qui semblait être leur chef se reprit bien vite et s'avança vers elle pour lui reprendre. Une lutte s'engagea entre les deux enfants; pendant quelques minutes, aucun ne prit l'avantage, puis Louha mordit le bras de son adversaire, lui arrachant un cri de douleur.
« Sale animal ! cria-t-il en la repoussant. » L'hybride tomba dans les feuilles mais se releva et fit front, le menton relevé en signe de défi.
« Je ne suis pas un animal ! Je suis une elfe et moi aussi j'ai le droit de lire !
- Tu n'es pas une elfe ! cracha un autre en lui tirant les cheveux.
- Aïe ! » Elle se débattit et finit par le repousser. Cependant le reste du groupe s'acharna sur elle : les coups pleuvaient, et malgré cela, elle continuait de répéter :
« Moi aussi je suis une elfe ! Je suis une elfe ! » Je ne nie pas n'avoir esquissé aucun geste pour la protéger alors qu'elle se faisait maltraiter. Un sentiment nouveau venait de naître en moi, et j'attendais, oui j'attendais de voir si cette fierté soudaine que j'éprouvais pour elle était dû à un quelconque instinct paternel ou à autre chose. Mais en la regardant se relever et répéter cette phrase, alors qu'elle saignait de la lèvre, alors que les larmes coulaient avec abondance de ses grands yeux verts si semblables aux miens tout à coup, je compris qu'elle avait hérité de la fierté elfique et qu'elle tenait sans doute bien plus de moi que je n'avais voulu le croire.
Ce fut à ce moment-là que je pris ma décision : je l'élèverais comme n'importe quel enfant issu de notre peuple, avec les moyens qui confinaient à son rang, jusqu'à en faire une parfaite semi-elfe. Oui, je tenais enfin le moyen de retrouver mon honneur ! Sortant de l'ombre, je m'avançai vers elle. L'enfant releva son visage baigné de larmes vers moi et je distinguais sans peine la lueur affolée qui y brilla un fugace instant. La petite se recroquevilla autour de son livre, terrorisée et attendant la correction qu'elle recevrait inévitablement. Cette réaction instinctive se planta dans mon cœur telle une flèche et je pris conscience de l'attitude peu honorable que j'avais eu à son égard pendant toutes ces années. J'étais vraiment tombé bien bas pour terrifier une gamine qui ne demandait que l'amour de son père.
Mais ça allait changer. À partir d'aujourd'hui, j'allais, non, nous allions remonter le gouffre ensemble. Je ne dis pas que je l'aimerais tout de suite, ni même un jour, néanmoins, je m'y emploierais.
« Viens mon enfant. déclarai-je d'une voix plus rude que je n'aurais voulu ; il allait me falloir plus de temps pour lui pardonner semblait-il. » Elle rouvrit les yeux et me jeta un coup d’œil craintif. Plongeant dans ses iris miroitantes, je me laissai engloutir par la détresse teintée d'espoir qui y luisait. Se pouvait-il qu'on devienne père après 6 années de déni et de rejet ? Secrètement, une part de moi-même espérait que oui.
« Rentrons chez nous. dis-je en me détournant, gêné par ce nouveau rôle. » Si seulement je m'étais retourné à cet instant, j'aurais pu admirer l'éclatant sourire qui étira ses lèvres tandis qu'elle se précipitait à ma suite malgré les bleus et écorchures sur ses mains et ses genoux qui la faisaient souffrir.
********
Louha, 10 ans :« Papa regarde ! m'appela-t-elle en me montrant ses notes. » Je jetai un œil sur l'ensemble et remarquai que le niveau en maths, en chant et en maniement des armes n'était vraiment pas terrible. Je reposai la feuille sur mon bureau et croisai les doigts devant mon visage. Aussitôt, ses oreilles s'abaissèrent, sa queue vint se mettre entre ses jambes et elle riva son regard au sol. Autant ne pas tourner autour du pot.
« Tu peux m'expliquer ces résultats ? demandai-je d'une voix sèche. » Elle ne pipa mot et s'affaissa légèrement.
« Tes notes ne sont pas terribles compte tenu des capacités que tu as. Regarde-moi quand je te parle !
- Oui ! glapit-elle en se redressant.
- Il va falloir faire mieux la prochaine fois, d'accord ? Tu ne veux pas que ton père soit fier de toi ?
- Si...
- Approche. » Louha s'approcha lentement et je la pris sur mes genoux en la serrant contre mon torse. Je n'eus pas à attendre longtemps avant que des sanglots ne secouent son petit corps tandis qu'elle me murmurait des « je suis désolée » presque inaudibles. Je lui caressais les cheveux en la berçant doucement.
« Je sais que je suis exigeant mais c'est pour ton bien, tu le sais n'est-ce pas ? » Hochement de tête affirmatif.
« Alors ne me déçois pas. »*******
Louha, 14 ans.« Mais arrête donc de trembler ! Ta flèche ne peut pas atteindre sa cible si tu trembles autant ! Et tiens-toi droite ! Mais pas aussi rigide qu'un piquet ! Le menton relevé, le regard fixé sur ta cible, on inspire, et on relâche les doigts. » La hampe de la flèche vibra alors qu'elle se fichait dans le sol, à 2 mètres de la cible. J'entendis le soupir exaspéré de mon père qui se massait frénétiquement l'arrête du nez pour tenter de maîtriser sa colère.
« Tu ne fais vraiment aucun effort !
- Mais c'est toi qui me stresses à me crier dessus ! répliquai-je du tac-au-tac.
- Eh baisse d'un ton je te prie! N'oublie pas que tu parles à ton père ! » Je me rembrunis et détournai le regard. Je n'aimais pas quand il m'enseignait le tir à l'arc : je savais qu'il en attendait beaucoup de moi et il m'était insupportable de le décevoir ; cependant, je n'avais pas assez de force pour tendre suffisamment la corde et je n'arrivais pas à conserver une position statique. Je ne tirerais jamais aussi bien que les elfes...
« C'est inutile d'insister, je n'y arrive pas.
- Il ne faut pas partir perdant sinon...
- Mais je n'y arrive pas ! Je visualise la cible comme tu me le dis, j'essaie de me détendre mais au moment de tout lâcher, tout se détraque et je ne sais pas pourquoi !
- Louha Louha Louha... soupira-t-il. Bon, ça suffit pour aujourd'hui, montre-moi comment tu te sers de ta magie. Allez. insista-t-il devant mon manque manifeste d'entrain. » Je soupirai et rangeai l'arc dans son étui avant de revenir me placer au centre de la clairière où nous nous entraînions depuis deux heures. Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration, puis une seconde. Je fis le vide en moi et m'ouvris à mon environnement, tentant de me fondre en lui : mes narines analysaient la moindre odeur, mes oreilles captaient le moindre son et le laissait glisser sur moi comme un souffle d'air, j'en oubliai presque les limites de mon corps. Puis je commençai la gestuelle martiale que l'on m'avait apprise et petit à petit, je sentis le pouvoir affluer en moi, émaner du centre de mon être comme si j'en étais la source.
Je frappai. Direct du droit. Un courant d'air souleva les feuilles mortes.
Un second coup, du gauche cette fois. Les feuilles furent propulsées en arrière.
Je perdis peu à peu le compte tandis que les feuilles voletaient autour de moi par mes faibles bourrasques. Lorsque enfin je finis, je sentis une main se poser sur mon épaule et un murmure teinté de fierté à mes oreilles.
« On fera quelque chose de toi. » C'était mon souhait le plus cher.
*********
Louha, 20 ans : Tout le monde s'écarta brusquement et je vis Louha fendre la foule, de retour de sa quête punitive. Accompagnée de son loup qui trottait à son côté, elle chevauchait son grand étalon pommelé avec grâce, son bassin accompagnant le pas lent et souple de l'animal, tandis que sa cape verte couvrait élégamment son arrière-train. Et, derrière elle se traînait la bande de malandrins qui avait osé venir nous voler ; ou plutôt ce qui en restait. Ces misérables humains avaient vraiment dû la sous-estimer pour qu'elle leur inflige de telles blessures. Oh ! Rien de mortel ni d'handicapant, elle avait le cœur trop tendre pour cela, mais une bonne correction à grand renfort de bleus et de gueules cassées faisait toujours des merveilles auprès des petits voleurs d'opérette. Aussitôt, un silence quasi religieux se fit et elle devint en un instant le centre de toute l'attention. Ah, c'est qu'elle savait soigner ses entrées ma fille ! Une bouffée d'orgueil m'envahit et je m'avançai à mon tour, me frayant un chemin parmi les personnes alentour.
Elle descendit au milieu de la place publique et flatta sa monture qui lui rendit son geste affectueux en collant son chanfrein à son côté. Lorsque le maître de la cité s'approcha pour la féliciter, elle ne s'agenouilla pas et reçut ses remerciements comme si elle était son égale. Tss ! Il allait falloir que l'on remette 2-3 choses au clair ce soir. Cependant, je ne pus effacer la fierté dans mon regard quand la foule l'ovationna par des applaudissements discrets.
Louha avait compris depuis fort longtemps que la communauté elfique ne la respecterait jamais à sa juste valeur, toutefois, elle avait su s'attirer son respect, notamment en brillant par ses nombreux faits d'armes en m'escortant lors de mes voyages chez les humains. Dès son arrivée, la petite hybride aux traits elfiques avait été mise de côté, tout comme moi. J'avoue l'avoir détestée pour cela, au début; mais au final, je ne savais pas si c'était le fait de m'être fait avoir ou ma propre bêtise qui m'insupportait. Après tout, un enfant de la vengeance pouvait-il être jugé responsable de la félonie de sa mère ? Beaucoup diraient que oui, mais j'aimais à penser que je me situais au-dessus de la masse.
Par conséquent, j'avais insisté pour qu'elle reçoive la même éducation que les autres elfes. Ce fut une décision très controversée mais je m'y tins et bientôt, je fus récompensé pour mon entêtement : si elle ne surpassait pas les elfes de sang pur, elle n'en était pas pour autant à la traîne. À la fin de ses études, elle avait terminé 12e de sa promotion qui comptait pas moins de trente élèves. De plus, si son maniement de l'arc était déplorable (elle était plus dangereuse pour les personnes autour d'elle que pour sa cible), si sa voix n'enchantait pas les oreilles, et si son manque de force représentait un désavantage certain, elle maîtrisait néanmoins la magie élémentaire de l'air, tout comme moi, et mieux valait ne pas croiser le fer avec ses deux sabres que je lui avais offerts. Toutefois, sa trop grande sensibilité confinait souvent au ridicule : un voleur est un criminel et mérite punition, point ! Les raisons de son crime ne sont là que pour atténuer la sentence et encore ! Aussi rapide que nos meilleurs chasseurs, elle m'avait toujours épaulé, s'était rendue indispensable aux yeux de la cité et m'était toujours restée loyale...
Non, pas toujours. Car une ombre subsistait, une ombre que j'avais trop longtemps déniée et qui avait pourtant grandi en elle comme la gangrène se développait dans une plaie purulente. Cela avait commencé lorsqu'elle s'était découvert une affinité avec les animaux. Sans pouvoir communiquer à proprement parler avec eux, elle s'attirait néanmoins leur sympathie. La seconde sonnette d'alarme avait été tirée lorsqu'elle avait ramené ce louveteau de son escapade dans les forêts du nord. Mais j'étais plus aveuglé par le bénéfice que je pouvais en tirer que par le sens que ce lien d'amitié prenait ; quand je m'en rendis compte, il était trop tard, ils étaient déjà frères de meute et formaient une redoutable équipe. Ce fut à ce moment-là que je décidai de la garder à l’œil. Eh bien m'en prit ! car la vile cachottière avait tenté d'effectuer le rituel qui réveillerait ses pouvoirs d'hybride. Heureusement, la chose avait pu être empêchée et depuis ce jour, elle ne m'adressait plus la parole. Tss ! Sottise ! J'étais son père, je l'avais élevée et éduquée pour en faire une bonne semi-elfe, par pour qu'elle devienne une chienne aux abois comme sa mère !
Je toquai à la porte de sa chambre, et rentrai avant qu'elle ne m'en donne la permission. J'étais son père, elle était sous mon toit et il n'était nul lieu qui pouvait m'être interdit.
« Ma fille, te voilà enfin de retour !
- Père. » Son ton était sec, cassant, presque froid, mais j'y fis abstraction.
« Viens donc dans mes bras mon enfant, voilà bien une lune que nous ne nous sommes pas vus. » Je l'enlaçai mais elle ne me rendit pas mon étreinte. Avec un soupir agacé je reculai.
« Ne penses-tu pas qu'il serait temps d'arrêter ta bouderie de gamine ? Un père et sa fille ne devraient pas se disputer pour une broutille aussi insignifiante que...
- Une broutille ! explosa-t-elle. Vous m'avez refusé l'héritage qui me revenait de droit !
- Tu es une elfe ! Et une elfe n'a besoin que de sa seule magie, pas de tour de passe-passe avec les animaux !
- Mais je suis aussi une hybride, que vous le refusiez ou non ! Et ces tours de passe-passe comme vous dites sont en réalité un lien qui m'unit aux animaux comme les elfes sont unis à leur environnement. Ils font partie de la nature tout comme n'importe quelle plante !
- Il suffit ! Je ne t’ai pas éduquée pour entendre pareille sornette ! As-tu oublié ce qu'il en coûte de me trahir ? » Et sur ces paroles, j'arrachai son haut pour dévoiler le tatouage que j'avais imprimé sur sa peau.
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3) Le temps pour être libre. L'oublier ? Comment aurais-je pu oublier ce jour sinistre où mon propre père avait brisé mes espoirs et m'avait marquée de son sceau comme on marque une bête ? Désormais, je porterai pour le restant de mes jours cette tornade de feuilles volantes sur mon omoplate, visible aux yeux de tous. Je la cachai vivement de ma main et me détournai de lui, les larmes coulant sur mes joues et mes sanglots silencieux faisant trembler mes épaules.
« Tu es ma fille, déclara-t-il sur un ton plus doux en m'enveloppant de ses bras, et tu es la première sang-mêlé à ma connaissance à t'être fait une place parmi les elfes. Ne gâche pas tous ces efforts pour un héritage dont tu n'as pas besoin. » Il me retourna et sécha mes larmes de ses pouces avant de déposer un baiser sur mon front. Ces moments de tendresse étaient tellement rares. Je savais être une enfant non-désirée, une enfant de la vengeance, de même que je n'ignorais pas la raison qui l'avait poussé à m'élever : les elfes sont un peuple fier qui attache une grande importance à l'honneur, et il en allait du sien de respecter la dernière volonté de la femme avec qui il m'avait conçue. Pourtant, il avait appris à m'aimer au fil de ces années et, bien qu'il ne le montrait pas de manière directe, il était fier de ce que j'étais devenue. Bourru et maladroit comme tous les hommes, qu'ils soient empereurs ou marchands, humains ou elfes. Mon père avait seulement peur de me perdre, et que je devienne une paria comme ma mère.
Je ne pouvais néanmoins pardonner son geste. Il n'avait pas compris ce que représentait pour moi le rituel, avait tenté d'étouffer cette partie animale qui faisait pourtant partie de ce que j'étais et guidait mes pas. J'étais une elfe, mais j'étais également une hybride louve, mon lien particulier avec mon loup en témoignant. J'en avais assez de devoir jouer un rôle qui ne s'accommodait guère à ma franchise. J'étais fatiguée de la pression que mon père faisait peser sur mes épaules, comme s'il rachèterait sa faute en faisant de moi la parfaite petite sang-mêlée. J'avais mes propres rêves, mes propres aspirations qui me poussaient à partir loin de chez nous, loin des elfes qui me respectaient pour mes talents mais me méprisaient pour ma nature ; loin des hommes et de leur racisme à la con ; juste moi et Sourra galopant dans la plaine, explorant les forêts et naviguant sur un océan d'aventures.
Je serrai mon père dans mes bras et lui demandai pardon. J'avais pris ma décision, je partais ce soir.
Un voyage sans retour.
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Le loup est fondamentalement un animal social. C'est d'ailleurs pour cela qu'il fonde une meute ou en intègre une. Et c'était également notre cas. De par mon caractère, on pouvait me qualifier de louve alpha, mais en réalité, le rôle de second me seyait mieux : moins de responsabilité qu'en étant chef de meute, et un seul supérieur au-dessus de moi. Le rêve !
Voyageant depuis six mois sur les routes, nous recherchions une meute à laquelle nous intégrer afin de faire partie d'une seule et même famille. J'avais pour ambition de devenir pirate, parce que les récits qu'on me contait parlaient d'eux comme des êtres libres qui ne souffraient aucune contrainte. L'idée de parcourir le monde, de voguer vers des terres inconnues, et de bourlinguer par-ci par-là était des plus alléchantes. Louha la louve des mers ! Louha la pirate sans limites ! Louha la libérée ! Quels noms aguichants !
À mes côtés, Sourra gémit et m'enjoignit par un petit coup de tête à m'avancer vers la ville portuaire qui s'étendait en bas de la colline. Je le grattais entre les oreilles tout en jetant un dernier regard vers l'immensité ondoyante. Flibustier donc.